Le ravissement des innocents

Written by murielle

À sa bienfaitrice Nadejha von Meck, Tchaikovsky écrit en 1880 : «Il ne m’est rien de plus odieux que de composer pour des festivités ou autre. Imaginez, ma chère amie ! Que peut-on écrire, par exemple, pour une occasion telle que l’ouverture d’une exposition, hormis des banalités et des passages généralement bruyants ? »

Je me sens « Tchaikovskyenne ».

L’auteur – chaudement recommandée par Toni Morrison et approuvée par Salman Rushdie – semble faire l’unanimité. Née d’une mère nigériane et d’un père ghanéen, elle a grandi près de Boston et a fait ses études à Yale et à Oxford. Elle vit aujourd’hui entre New York, Rome et Delhi. Son essai en 2005 «Qu’est-ce qu’une Afropolitan?» a donné un visage à une classe de complexes, cosmopolites jeunes Africains qui défient les stéréotypes.

Le ravissement des innocents (Ghana Must Go  en V.O) est donc son premier roman. Pour info, le titre original est tiré de l’expression nigérienne dirigée contre les réfugiés ghanéens entrants pendant l’agitation politique au début des années 80, et leur expulsion de Lagos en 1983.

L’ouverture sera bruyante et banale. Taiye Selasi écrit avec une maîtrise poétique étincelante, un sens de l’audace et un investissement émotionnel profond dans les vies et les transformations de ses personnages. Il y a beaucoup de pleurs, beaucoup d’observations corporelles sur la douleur infligée par l’expérience sociale et les liens de l’amour. Mais les larmes coulent doucement à travers des passages descriptifs magnifiques et des moments de réflexion psychologique qui dessinent le portrait puissant d’une famille brisée – une famille sans gravité – dans les affres de la reconstitution.

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L’histoire : C’est l’histoire d’une famille, des ruptures et déchirements qui se produisent en son sein, et des efforts déployés par chacun pour œuvrer à la réconciliation.

En l’espace d’une soirée, la vie sereine de la famille Sai s’écroule : Kweku, le père, un chirurgien ghanéen extrêmement respecté aux États-Unis, subit une injustice professionnelle criante. Ne pouvant assumer cette humiliation, il abandonne Folá, sa ravissante épouse nigériane, et leurs quatre enfants. Dorénavant, Olu, leur fils aîné, n’aura d’autre but que de vivre la vie que son père aurait dû avoir. Les jumeaux, la belle Taiwo et son frère Kehinde, l’artiste renommé, verront leur adolescence bouleversée par une tragédie qui les hantera longtemps après les faits. Sadie, la petite dernière, jalouse l’ensemble de sa fratrie. Mais l’irruption d’un nouveau drame les oblige tous à se remettre en question.

Quand le roman s’ouvre, Kweku Sai est en train de mourir dans le jardin d’une maison dont il avait esquissé la conception sur une serviette de table. Le croquis a été matérialisé par un vieux yogi qu’il a rencontré dans une cabane perchée en bord de mer

«Il regarda le charpentier, le vieil homme, ce M. Lamptey, assis là en tailleur, vêtu de coton, les abdos contractés, les cataractes brillant d’une lueur bleutée semblable au cœur d’une flamme de bougie. On aurait dit un bizarre Gandhi africain. Avec un joint. Non violent. Déconcertant. Triomphant. […]
Une deuxième brise, chargée d’une odeur de feu de bois.
On faisait brûler quelque chose quelque part.
Kweku fut soudain fatigué : « Si vous pouvez la construire, le projet est à vous.
Je le peux et je le ferai », se contenta de répondre M. Lamptey.»

La mort, par crise cardiaque, est rendue lentement, filetée avec les souvenirs de Kweku ; de la naissance de ses enfants, de sa déchéance professionnelle injuste, et de Folásadé, sa première femme, qui est amenée à l’esprit comme « des gouttes de rosée sur des brins d’herbe, pareilles à des diamants semés en abondance de sa besace par un farfadet qui passait par là »

Sa seconde épouse, Ama, dort à proximité, inconsciente du drame. Quant à Folá, son cœur brisé depuis de nombreuses années par l’abandon soudain de Kwaku, est dans une autre maison, sur une autre plage, à fumer des cigarettes dans la solitude.

De l’autre côté de l’océan en Amérique, leurs enfants apprennent la nouvelle. Ils ont leurs propres besaces de douleur. Il y a Olu, l’aîné, responsable, également chirurgien, marié à Las Vegas avec Ling, une américaine d’origine chinoise pour qui son amour ne connaît ni début ni fin :

« L’amour de sa vie » même s’il trouve l’expression mièvre, « la variable indépendante » serait plus pertinente, une constante dans le temps et l’espace, sa confidente, le seul être à qui il confie tout.»

Il y a Taiwo et Kehinde, les beaux jumeaux aux yeux noisettes, dont la relation et l’image de soi ont été embrochées par un épisode horrible à Lagos quand ils étaient enfants. Taiwo, est une brillante étudiante en droit, «une beauté improbable, une fille impossible», mais qui patauge dans une affaire scandaleuse avec le doyen de son collège. Kehinde est devenu un peintre à succès, caché dans un studio à Brooklyn avec des cicatrices au poignet.

Et puis il y a Sadie, la plus jeune, la préférée de sa mère, la plus fragile aussi.

Ce livre est la réunion de ces enfants, sur une plage du Ghana, où l’histoire se déroule dans un monde opaque et fragmenté.

Lire ce roman, c’est retrouver Toni Morrison dans l’intensité et le mystère de la narration. D’ailleurs Selasi lui rend un hommage clair dans sa description des dreadlocks :

«À part les rastas, les vrais, les religieux, quelles Noires portent des dreadlocks ? Celles qui fréquentent les facs essentiellement blanches, voilà lesquelles. Les dreadlocks sont la coiffure des Noires qui se comportent comme des Blanches. Une solution du Black Power au problème de L’œil le plus bleu : le désir d’avoir une longue queue-de-cheval qui se balance.»

Chloe Anthony (Toni) Morrison © Timothy Greenfield-Sanders
Chloe Anthony (Toni) Morrison © Timothy Greenfield-Sanders

Elle poursuit le démantèlement « Afropolitan » des perceptions obsolètes du continent en pointant les différences et les particularité ; comment les horreurs de la guerre du Biafra et autres «nations déchirées par la guerre» sont expérimentées dans le contexte culturel de l’époque :

«Lagos, juillet 1966, l’enchaînement d’événements : primo : elle a treize ans et se réveille, le souffle coupé, transie, dans sa chambre aux murs tapissés de posters des Beatles.»

La question primordiale de la pauvreté est sauvée par la description d’enfants par Kweku et le souvenir de la mort de sa petite sœur :

«Kweku l’avait remarqué au village, chez ses frères et sœurs, chez l’une en tout cas : sa sœur cadette, morte à onze ans d’une tuberculose curable. Plus jeune, il avait pris cela pour de la sottise, le ravissement des innocents. Une sorte d’incapacité à voir les choses. Il se trompait. Sa sœur était aussi lucide que lui, il avait fini par le comprendre la nuit de sa mort, après la venue et le départ de l’unique guérisseur du village (un fabricant de cercueils) qui avait fait tout ce qu’il pouvait avant le dîner
[…]
il lui avait caressé le visage et répété : « Tu ne vas pas mourir.
— Si », avait-elle murmuré en souriant, les yeux étincelants.
Et elle avait expiré, un sourire gravé sur son visage émacié, sa main dans celle de son frère, qui avait posé la sienne sur son cou, grands yeux rieurs, qui s’écarquillaient et se vitrifiaient tandis qu’il les regardait, percevant qu’elle avait vu au-delà. S’était moquée de la mort.
[…]
Ekua avait des yeux rieurs. En dépit de tout : tuberculose, indigence, charlatans, mort prématurée. Elle jetait sur le monde qui ne lui avait accordé aucune importance un regard exprimant qu’elle ne lui en accordait pas plus. « Elle avait vu tout ce que Kweku avait vu — la déchéance de leur pauvreté, l’insignifiance de leur présence au monde ; la médiocrité désespérante d’une existence ne dépassant pas une plage qu’ils parcouraient en une demi-journée — sans s’estimer déchue, insignifiante ou méprisable pour autant.»

Mais la conscience de ce roman est aussi fermement ancrée dans l’Ouest, en Amérique, dans le déracinement transmis à travers les générations d’immigrants et interprétés dans une myriade de subjectivités.

«Ils venaient de tous les pays d’Afrique, certains étaient riches, d’autres pauvres, mais ils étaient brillants, de véritables génies, surtout cinq d’entre eux. Les plus bûcheurs de notre groupe, je vous le garantis, un don ahurissant pour les maths. » Il se lissa les cheveux. « Les Américains appellent les Asiatiques “la minorité modèle”. Sans doute était-ce vrai à un moment donné. Récemment. Mais les Africains ont pris le relais. En cours, c’est frappant. Pour les Asiatiques, c’est terminé. Nous avons grossi — non, ne riez pas. On ne voyait jamais d’Asiatiques obèses, encore moins les enfants, à notre arrivée, quand les filles étaient encore jeunes. Il y en a partout désormais, des Coréens, des Chinois, dans le métro, sur le campus. C’est le début de la fin. Un petit Asiatique rondouillard remportera peut-être un concours d’orthographe, mais un concours de sciences ? Non. C’est au tour des Africains.»

La gamme considérable de personnes et de lieux, et le saut narratif peuvent parfois interférer dans la connexion entre le lecteur et le personnage. Mais Selasi s’attarde avec une telle observation aiguë de chaque instant qu’il est difficile de ne pas être aspiré par cette symphonie.

Sadie est son sujet le plus convaincant dans sa vulnérabilité et sa lutte à s’accepter comme elle est, et la relation entre Olu et Ling a le plus de résonance. Quelque chose qui se rapproche d’une réflexion universelle sur le couple.

Voici une image vivante de la façon dont nous devenons un tout, et la façon dont nous trouvons notre centre de gravité. Sans racines. Parce que, finalement, les lieux ont peu d’importance.

Enfin voici surtout un roman avec une profonde compréhension de la façon dont notre expérience de la famille en tant qu’enfant, définit à notre propre détriment, notre capacité d’aimer à l’âge adulte.

«Elle lève le cadre, tente de redresser la photo en tapotant dessus. Peine perdue. Un mauvais cliché. Sans doute le dernier des membres de la famille réunis, comprend-elle. Aucun ne regarde dans la même direction, son père fixe l’objectif, elle la tête de son père, sa mère son tutu, son frère sa mère, les jumeaux on ne sait trop quoi, tous flous, tous là.»

1 thought on “Le ravissement des innocents

  1. Nathalie says:

    Une critique très bien faite qui me donne envie de lire sans hésiter ce roman. Merci!

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