L’Incolore Tsukuru Tazaki …

Written by murielle

….et ses années de pélerinage

 

Très peu d’écrivains arrivent au stade d’être en mesure d’inclure dans leurs livres des références ironiques à leur incapacité à gagner le prix Nobel de littérature. Dans Bech aux abois, John Updike donne à son personnage, Henry Bech, la médaille suédoise et confirme ce que Updike craignait à juste titre ; il n’a jamais reçu le prix convoité.

Et maintenant la 14e œuvre de fiction de Haruki Murakami, un favori pour le Nobel ces dernières années parmi les bookmakers mais pas les juges, a un jeune étudiant en physique faisant allusion au prix

« — La physique, n’est-ce pas plus lucratif que la philosophie ? demanda Tsukuru.
Oh, pour ce qui est de ne rien rapporter, l’un et l’autre se valent. Bien sûr, si on reçoit le prix Nobel, c’est une autre histoire ! » répondit Haida, arborant comme toujours son sourire plein de charme. »

Bien que sa pique soit moins pointue que celle d’Updike, Murakami a vécu l’effet qu’un simple signe de l’Académie suédoise a sur son lectorat : au Japon, ses fans se sont réunis dans les bars avec du champagne le jour où Stockholm a donné sa liste. La connexion du Nobel à la richesse peut être considérée comme insolente, parce Murakami est peut-être le seul candidat pour le prix dont les millions de couronnes ne feront pas beaucoup de différence.

Presque sans précédent dans les temps modernes, il combine popularité – au Japon, plus d’un million de copies se vendent la semaine de publication – avec le prestige littéraire d’être admiré par des géants tels que Updike.
Parmi les prix gagnés par l’auteur japonais il y a le prix Franz Kafka, qui est approprié, car le fabuliste tchèque hante les romans de Murakami à la fois comme une présence explicite – dans Kafka sur le rivage – et une influence tutélaire en général. Et, dans L’Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pélerinage, le spectre kafkaïen dans le texte est la première instance.

haruki-murakami-lincoloreL’histoire :

À Nagoya, ils étaient cinq amis inséparables. L’un, Akamatsu, était surnommé Rouge ; Ômi était Bleu ; Shirane était Blanche et Kurono, Noire. Tsukuru Tazaki, lui, était sans couleur.

Tsukuru est parti à Tokyo pour ses études ; les autres sont restés.
Un jour, ils lui ont signifié qu’ils ne voulaient plus jamais le voir. Sans aucune explication. Lui-même n’en a pas cherché.
Pendant seize ans, Tsukuru a vécu comme Jonas dans le ventre de la baleine, comme un mort qui n’aurait pas encore compris qu’il était mort.
Il est devenu architecte, il dessine des gares.
Et puis Sara est entrée dans sa vie. Tsukuru l’intrigue mais elle le sent hors d’atteinte, comme séparé du monde par une frontière invisible.
Vivre sans amour n’est pas vivre. Alors, Tsukuru Tazaki va entamer son pèlerinage. À Nagoya. Et en Finlande. Pour confronter le passé et tenter de comprendre ce qui a brisé le cercle.

Le quintette s’est formé à l’école, quatre amis – deux hommes et deux femmes – dont les noms se traduisent tous, en japonais, pour inclure une couleur: rouge, bleu, blanc, noir. Puis un autre homme Tazaki, sur lequel ils plaisantent souvent, nommément un vide, qui, il en vient à penser, convient à sa nature sans affect et sans sexe:

« Mais Tsukuru ne possédait personnellement rien dont il aurait pu s’enorgueillir. Aucun signe distinctif qui aurait dénoté un trait saillant de personnalité. Du moins le ressentait-il ainsi. Il était moyen en tout. En somme, il manquait de couleur. »

Tsukuru se considère également ennuyeux, donc lorsque ses amis lui disent soudainement qu’ils souhaitent ne plus avoir de contact avec lui, le choc d’être rejeté se mêle à la compréhension. La majorité du récit raconte la quête du protagoniste – qui l’amène jusqu’à la Finlande – pour réfléchir sur son ostracisme.

 

Une des raisons de l’énorme succès de Murakami est que, contrairement à de nombreux romanciers « sérieux », il s’intéresse autant à l’intrigue qu’à la prose. Ses romans sont des histoires avec du mystère, et il est donc juste de ne pas tout dire afin de protéger le suspense sur la nature exacte de l’infraction reprochée au personnage.

Cependant, dans une variation de ce qui est arrivé à Josef K de Kafka, il a été jugé et reconnu coupable d’un crime par contumace et ce qui a semblé être (comme La Ballade de l’impossible) initialement une étude de l’aliénation devient une contribution au sous-genre d’une (probable) fausse accusation qui comprend Le Procès, L’honneur perdu d’Heinrich Böll de Katharina Blum et La Tache de Philip Roth.

Le danger métaphorique est que le personnage central incolore peut aussi avoir un côté sombre. Toutes les marques de fabrique de l’auteur sont présentes, y compris un élément important de la musique avec une gamme impressionnante de références culturelles dont Liszt, Arnold Wesker, Pet Shop Boys, Barry Manilow et Thomas Harris.

Enfin il éprouve toujours un profond intérêt pour le sexe. Au centre de la narration est le rêve humide récurrent de Tsukuru avec ses deux anciennes amies.

«  Jusqu’alors, il avait fait à maintes reprises ces mêmes rêves érotiques dans lesquels apparaissaient Blanche et Noire. Ils revenaient périodiquement, sans que sa volonté y joue aucun rôle, et ils le conduisaient jusqu’à la jouissance.  »

Puis il rencontre Haida.

« Le jeune homme s’appelait Haida. Fumiaki Haida. Encore quelqu’un qui a une couleur ! pensa Tsukuru quand il entendit son nom. Mister Grey. Bien que le gris, évidemment, soit une couleur extrêmement sobre.»

[…]

« Dès qu’il fut debout, il vérifia que ses sous-vêtements n’étaient pas tachés. C’était le cas quand il faisait des rêves érotiques. Mais non. Tsukuru n’y comprenait rien. Il était certain d’avoir éjaculé dans son rêve – du moins dans un lieu qui n’appartenait pas au monde réel. Très puissamment. Il en gardait encore en lui la sensation. Une grande quantité de sperme réel avait forcément dû être émise. Dont il ne restait pas trace. »

Même en tenant compte des explorations précédentes de Murakami dans la psychologie érotique, ce roman va dans les zones sombres, y compris les fantasme de viol, de bisexualité subconsciente et de nécrophilie mentale accidentelle : quelle est la morale d’avoir eu des fantasmes masturbatoires à propos de quelqu’un qui s’avère avoir été mort pendant la période de vos relations imaginaires?

Un lecteur qui ne comprend pas le japonais (et j’en fait partie) est complètement à la merci des traducteurs de Murakami ; lorsque la prose devient cliché ou banale – comme cela l’est parfois dans ce roman – il n’y a pas moyen de savoir si le traducteur représente précisément l’auteur ou s’il le laisse tomber.

Puis il y a trois phrases qui semblent un acte imprudent de la part de Murakami. L’un des anciens amis de Tsuruku fait une réflexion sur l’échec d’un autre du quatuor dans son domaine de prédilection :

« Le talent est comme un récipient. Tu auras beau faire tous les efforts du monde, sa taille ne changera jamais. Et tu ne pourras pas y faire entrer plus d’eau que la quantité qu’il peut contenir. »

Murakami doit avoir réalisé au moment de dessiner cette image, que l’eau peut s’écouler ou s’évaporer. Et, dans ce livre, le récipient est rarement au deux-tiers plein.

Ultime culte littéraire, Murakami paradoxalement n’arrête jamais d’expliquer à ses fans le simulacre du charisme et le péril de la conformité. Au contraire, il les invite à un pèlerinage non pas vers la vérité mais vers le choix comme un engagement sans réserve des droits d’une personne à une vocation artistique.

Le pèlerin fictionnel aspire finalement à assortir le style et la matière (ou le poids et la substance) à travers les traditionnels amour et travail. Les deux, comme Tsukuru va découvrir, vont acquérir une valeur non pas comme des idéaux ou des abstractions, mais simplement comme des performances.

Toujours aussi adepte de l’ambiguïté, il a choisi de laisser la plupart des mystères non résolus et laisse un goût d’inachevé. Ce roman, comme la dernière note de musique d’une sonate de Liszt, s’évapore, un silence se fait et le spectateur comprend qu’il doit enfin sortir de la pièce.

4 thoughts on “L’Incolore Tsukuru Tazaki …

  1. Fred says:

    Lu et aimé avec quelques passages trop longs. j’ai sauté quelques pages à vrai dire.

  2. Normalement je vais le lire. Le 3ème tome du roman précédent m’avait déçu. A mon avis, il n’aura jamais le Nobel, à cause du gros chiffre de ses ventes. C’est trop « marketing » pour les suédois, à tort ou à raison. S’il l’a, je ferais amende honorable. :)

  3. Ce que veut dire HM, c’est probablement que le talent est probablement dans les gênes (sans déterminisme étroit dans cette assertion), en raison de certaines aptitudes du cerveau de chacun dans différents domaines. Chacun ses talents, dont la plupart sont sans doute étouffés par le milieu (voir le beau passage de St Exupery sur les Mozart assassinés dans les populations pauvres ou déplacées) .
    En général, les gens qui exploitent avec succès un talent qui leur est propre, travaillent beaucoup. Il suffit d’interroger les danseurs classiques pour se rendre compte des sacrifices et du boulot.

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