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Pour que tu ne te perdes pas…

dans le quartier

Le matin où il a été annoncé que Patrick Modiano avait remporté le prix Nobel de littérature, l’Académie suédoise n’avait pas encore réussi à joindre l’écrivain lui-même pour lui dire la bonne nouvelle.

C’était la situation la plus absurde et évidente. Absurde pour un auteur – dont la carrière a été passée à la recherche des autres dans les limites d’une seule ville – d’être « porté disparu » et évidente parce qu’il fait partie de ses écrivains de plus en plus rares qui préfèrent l’anonymat relatif aux projecteurs des plateaux télé. Modiano ou le contraire du tout ce qui brille.

 

patrick_modianoMaintenant âgé de 69 ans et quinzième français à avoir remporté le prix, l’écrivain est autant aimé par les lecteurs que par les critiques. Depuis la publication de son premier roman, La Place de l’Etoile, en 1968, il a écrit un livre plus ou moins tous les deux ans dont Rue des boutiques obscures, Dora Bruder et ses mémoires, Un Pedigree.

L’année dernière, dix de ses romans ont été publiés en un seul volume par Quarto, un honneur habituellement réservé aux défunts.

L’Académie suédoise a décrit Modiano comme un «Marcel Proust de notre temps », qui fait la lumière sur la France occupée pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit d’un territoire qu’il a fait sien en passant sa vie littéraire à revisiter l’un des moments les plus troublés de notre pays.

Le prix pourrait être considéré comme historique ainsi que littéraire; mais quid de l’inverse? Est-il un prix pour la France – pour ses efforts à regarder sa propre histoire difficile à cette période? Ou est-ce plutôt une injonction – une suggestion que le pays dans son ensemble devrait suivre l’exemple de Modiano et s’interroger plus longuement ?

Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier est donc son dernier roman.

patrick-modiano-pour-que-tu-ne-perdes-pas-dans-quartierL’histoire :

Un jour, deux inconnus qui prétendent avoir retrouvé le carnet d’adresses de l’écrivain Jean Daragane insistent pour le rencontrer. Celui-ci leur accorde un rendez-vous. Il se retrouve alors embarqué malgré lui dans l’enquête que ces deux jeunes mènent sur un certain Guy Torstel.

Mais il y a plus que ce Guy Torstel, il y a aussi Annie qui a changé de nom, Roger Vincent, des lieux étrangers puis familiers. Il y a une atmosphère faite de rires puis de silences, de non-dits et de jeux de cartes.

Pour les habitués, rien de nouveau. Ils retrouveront le style direct mais subtil qui fait tout le talent de l’écrivain. La recherche du passé, la mémoire en pointillée, des traits familiers d’auto-fiction dans ce qu’elle a de plus grave et passionnante quand elle est bien écrite comme ici.

« Depuis l’enfance, il faisait le même mauvais rêve : d’abord un très grand soulagement au réveil, comme s’il avait échappé à un danger. Et puis le mauvais rêve était de plus en plus précis. Il avait été complice ou témoin de quelque chose de grave qui avait eu lieu très loin dans le passé. On avait arrêté certaines personnes. Lui on ne l’avait jamais identifié. Il vivait sous la menace d’être interrogé […] »

Pour les nouveaux lecteurs, parce qu’il n’est jamais trop tard pour découvrir Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier est peut-être son ouvrage le plus autobiographique qui mêle présent et passé comme un kaléidoscope. Variation sur les mêmes thèmes, la mémoire, les secrets, l’abandon et l’absence.

Au cours des cinquante dernières années, il était souvent passé par là, et même dans son enfance, quand sa mère l’emmenait, un peu plus haut, sur le Boulevard, au grand magasin du Printemps. […] Il avait largué toutes les amarres qui pouvaient encore le relier à elle, ou bien c’est elle qui l’avait rejeté.

Le personnage de Jean Daragane cherche à trouver ses souvenirs, des noms qui lui semblent familiers, des déjà vu, des moments, morceaux d’enfance qu’il a enfouis et qui reviennent à la surface, suffisamment pour le troubler mais encore trop troubles pour le faire souffrir. Jusqu’à la fin et même après, son passé reste un mystère. Un mystère le renvoyant à sa solitude.

« Non, il ne reviendrait pas sur les lieux pour les reconnaître. Il craignait trop que le chagrin, enfoui jusque là, ne se propage à travers les années comme le long d’un cordon Bickford. »

Paris © Oswald Perrelle/Roger-Viollet
Paris © Oswald Perrelle/Roger-Viollet

Enfin, il y a Paris, comme toujours, lieu arpenté à grand pas ou traversé en taxi, fait d’adresses mais de peu de descriptions, quartiers familiers qui changent avec le temps pour devenir comme étrangers. Paris dessiné avec discrétion et rigueur, en traçant la forme de ses cicatrices et de ses rues.

« Quarante ans plus tard, au XXIe siècle, un après-midi, en taxi, il traversait par hasard le quartier. La voiture s’était arrêtée dans un embouteillage, au coin du boulevard de Clichy et de la rue Coustou. Pendant quelques minutes, il n’avait rien reconnu comme frappé d’amnésie et qu’il n’était plus qu’un étranger dans sa propre ville. Mais pour lui cela n’avait aucune importance. Les façades d’immeubles et les carrefours étaient devenus, au fil des années, un paysage intérieur qui avait fini par recouvrir le Paris trop lisse et empaillé du présent. »

Le mentor de Modiano était un maître de l’expérimental. En effet, quand il était lycéen, ayant des difficultés avec les mathématique, il allait régulièrement chez Raymond Queneau pour y suivre des cours de géométrie dans l’espace. Queneau, co-fondateur de l’Ouvroir de littérature potentielle, l’Oulipo expliquait à l’adolescent qu’il avait écrit Zazie dans le Métro à partir d’équations. Il présentera le jeune auteur en devenir aux éditeurs de Gallimard et sera plus tard le témoin à son mariage.

raymond-queneau

Aussi naturalistes que semblent les livres de Modiano, ils embrassent des codes et des symboles ; un critique a même observé qu’au moins cinq personnages, dans cinq différents romans, vivant à cinq différents adresses partageaient le même numéro de téléphone. Et bien qu’ils aient souvent un cadre autobiographique ou idiomatique, ses romans sont d’une simplicité trompeuse.

Son désir de l’autobiographie « aérée par l’imagination » (sic), donne à ses photos prises de l’album de famille, l’impression d’avoir été un peu déchirées, arrachées comme après avoir lutté contre la colle des années, pour finalement devenir moins impassibles ou définitives.

Pour les lecteurs français, le Nobel est une hommage bienvenu pour quelqu’un qui nous semble si familier. Pour les autres, quelle chance, il est quelqu’un qu’ils auront plaisir à découvrir puis à aimer.

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