Fonds perdus
Si comme moi, vos passions sont la poésie médiévale, internet, le curling et le sexe, alors vous aimerez le dernier Thomas Pynchon. Deux sujets sur quatre c’est pas mal. Si toujours comme moi, les théories du complot vous passent un peu au dessus de la tête, vous aimerez moins Fonds Perdus.
L’histoire :
New York, début des années 2000, entre l’éclatement spectaculaire de la bulle Internet et l’effondrement des tours jumelles. Maxine, jeune mère new-yorkaise à la vie amoureuse mouvementée, est une inspectrice des fraudes qui a perdu sa licence officielle pour avoir trop bien conseillé un client véreux. Elle n’a pourtant pas remisé son pistolet, et la voilà embarquée malgré elle dans une aventure haletante et dangereuse : comment se fait-il que la start-up du très louche Gabriel Ice n’ait pas bu le bouillon alors que l’ensemble du marché du Net s’est brutalement dégonflé quelques mois auparavant ? D’où viennent les flux de capitaux qui circulent vers de mystérieux comptes à l’étranger ? Pour le savoir, Maxine, entourée par une ribambelle de personnages décalés, va devoir plonger et éviter de se perdre dans le Web Profond, cette interzone quasi inaccessible, refuge des hackers anarchistes, des cybervoyous et des âmes perdues.
Avant même de vous parler de ce livre complexe, au centaine de personnages, aux histoires qui se croisent, s’entrecroisent et s’encastrent, je vais faire la snobinarde en soulignant le travail incroyable du traducteur français Nicolas Richard. Pynchon est un auteur compliqué, qui aime les mots tarabiscotés et la subtilité du second degré et double sens (ce que les anglais appellent « double entendre »).
Le lire en anglais est un exercice qui demande de la patience. Ici, complication supplémentaire, les thèmes étant eux-mêmes plutôt techniques, traduire le vocabulaire internet et financier (qui n’est fait que d’anglicismes) était un défi qu’il n’a pas mal réussi.
Au cours des derniers mois, nous avons « appris » que l’Internet est, entre autres choses, une vaste plate-forme pour la surveillance de l’Etat – et que cela s’est produit avec la complicité des entreprises de haute technologie soi-disant idéalistes. C’est ce qu’on pourrait appeler un développement «Pynchonesque».
Pynchon a consacré une grande partie de sa carrière de romancier à l’examen paranoïaque des systèmes d’information, et les horreurs accomplies par des hommes en costume-cravate ou uniforme; son grand thème est la spoliation des espaces communs utopiques – par une version ou une autre du complexe militaro-industriel. Normal il fait partie de la culture hippie.
Peu de romanciers divisent l’opinion comme Thomas Pynchon Ruggles Jr. Il est l’un des auteurs vivants américains les plus loués, et le plus étudié. Son roman Gravity a été comparé à Ulysse ou Moby Dick. Il est, en personne, une sorte de légende excitante parce que « reclus » (il ne parle pas aux journalistes et ne fait pas de photos). Il est l’auteur dont le travail a ouvert les yeux du jeune David Foster Wallace (lisez-le!) et il a même fait des apparitions dans Les Simpsons, avec un sac en papier sur la tête…
Maintenant, Pynchon écrit plutôt des romans noirs.
Passons à son dernier roman. New-York en 2001.
Sujet tentant, fascinant et casse gueule pour n’importe quel auteur. Mais Thomas Pynchon et ses 80 ans ont toujours l’oeil, l’oreille et la main alertes pour en faire une fresque épique, mélange de polar, de thriller et de réflexion philosophique quasi métaphysique. Je lui aurais pardonné de vouloir réminiscer ou parler des choses de la vie façon verre de brandy et cigare, après tout Alice Munro le fait très bien (sans le cigare). Mais lui, a décidé de rentrer dans le lard du « meatspace ». (Merci par avance à celui ou celle qui esquissera un sourire bienveillant à mon mauvais jeu de mot).
Je ne vais pas vous résumer ou vous raconter l’histoire en plus de détails que la quatrième de couv’ parce que c’est impossible. Je vais simplement ajouter que Maxine va rentrer dans le monde des nerds, des geeks et des hackers, un monde parallèle qui tient de l’occulte et de l’anarchisme, un monde où les « script-kiddies » portent des t-shirts où il est inscrit « <P> REAL GEEKS USE COMMAND PROMPTS </P> ». Pour les passionnés, vous comprendrez parce que savez déjà tout sur les groupes activistes, le jargon et la terminologie mais pour un débutant du 3e – 4e âge? – il s’en sort pas mal pour décrypter ce monde parallèle.
À première vue, c’est tout bon. Il n’y a que peu ou pas de physique ; il prend peu la tangente avec ses scénarii de fantaisie ou, disons, ses scénarii de viol d’enfant qui rendent la lecture de ses autres romans difficile. Ses plaisanteries – simultanément élaborées et loufoques – fusent. Il y a plein d’acronymes inventés et des jeux de mots.
Pynchon joue avec les codes du polar – détective moralement ok mais pas toujours dans la légalité, scènes de sexe torride avec la mauvaise personne – pour mieux s’en défaire et aborder avec entrain un roman passionné sur l’après 9/11. Sur le monde réel et technologique, sur la vie réelle et sur le web, où tout est information et désinformation, échos des multiples existences, mélange de concret et de mythologique.
Parce que Pynchon ne change pas, Fonds Perdus combine l’humour et même le puéril, avec des thèmes graves. Il y a près de 500 pages denses qui portent un message clair sur l’orientation actuelle de l’Amérique à propos de l ‘«ordre techno-émergent» :
« Après l’attaque du 11 septembre », éditorialise March un matin, « au milieu de tout ce chaos et cette confusion, une brèche s’est discrètement ouverte dans l’histoire américaine, dilution de la responsabilité, un vide dans lequel les biens humains et financiers commencent à disparaître. À l’époque de la simplicité hippie, les gens aimaient s’en prendre à “la CIA” ou à “une sournoise opération secrète”. Mais nous sommes en présence d’un nouvel ennemi, innommable, impossible à localiser dans l’organigramme d’une organisation ou sur une ligne de budget – qui sait, peut-être que même la CIA a peur d’eux. Peut-être sont-ils imbattables, peut-être y a-t-il des moyens de contre-attaquer. Ce que cela nécessite sans doute c’est une unité dévouée de combattants prêts à sacrifier du temps, leurs revenus, leur sécurité personnelle, une solidarité masculine ou féminine consacrée à une lutte incertaine qui pourrait s’étendre sur plusieurs générations et, malgré tout, se terminer par une défaite totale.»
Que dire, c’est là où j’ai du mal.
Parce que cela fait déjà 500 pages que je lis. Parce-que j’ai passé trop de temps sur internet à lire et écrire sur le sujet du numérique. Parce-que l’ennemi que désigne l’écrivain ne semble pas si impossible à trouver. Parce que je suis trop cynique mais que les entreprises numériques visant à «organiser la connaissance du monde» – sont assez explicites sur leurs aspirations androïdes et leur motivations. Google par exemple ne cache pas son ambition de dominer l’information mondiale quitte à négocier avec les puissances en place et la modifier selon la géopolitique.
Il traite également du capitalisme :
«Non, je voulais dire que le capitalisme tardif est un racket pyramidal à une échelle globale, le genre de pyramide au sommet de laquelle on fait des sacrifices humains, en faisant croire pendant ce temps aux gogos que tout continuera éternellement.
Trop prise de tête pour moi, même la sphère dans laquelle évolue Igor me donne le tournis. Je suis plus à l’aise avec les gens qui traînent autour des distributeurs de billets, ce niveau-là. »
L’auteur semble avoir éliminé non seulement les conventions grinçantes du roman réaliste, mais la plupart de l’intérêt humain. Ce roman postmoderne, comme beaucoup d’autres, dégénère souvent en un dessin animé brut; et le changement de ton est maladroit lorsqu’il essaie de pirater le chemin de l’ironie et du pastiche pour revenir à la gravité.
Derrière la vaste panoplie de fiction, derrière l’excès de connaissances colporté sans relâche, on lit quelque chose de moins divin : un ensemble de gémissements libéraux et urbains, par exemple sur l’ancien maire Rudy Giuliani, sur la «Disneyfication» de Times Square ou sur les hipsters colonisant Manhattan :
«Le petit restaurant Le Pirée est en pleine redescente, avec une nouvelle fournée de hipsters rincés par une nuit de défonce, de fêtards qui n’ont pas réussi à choper, de noctambules qui ont loupé le dernier train pour rentrer en banlieue. Des réfugiés de la moitié sans soleil du cycle.»
Les fans aimeront parce qu’il est toujours lui-même avec ses idées, sa politique, et ses colères. Et les autres trouveront qu’il est temps qu’il grandisse un peu et qu’il dépasse une pensée politique qui semble redondante voire rabâchée.
« Et si au moins vous me laissiez vous tirer des profondeurs. Qui que vous soyez. »
« Quoi. Remonter à la surface ? »
« S’en rapprocher en tout cas. »
« Pourquoi ? »
« Je ne sais pas. » De fait elle l’ignore. « Si c’est vraiment vous, Lester, je déteste vous savoir perdu dans le fond. »
« Perdu dans le fond c’est justement ça tout l’intérêt. Regardez bien le Web à la surface un de ces quatre, et dites-moi que ce n’est pas une vilaine image. Un grand service que vous me rendriez, Maxine.»
Quelque chose proche du terrier du lapin dans Alice au Pays des Merveilles
Un instant après, Alice était à la poursuite du Lapin dans le terrier, sans songer comment elle en sortirait. Pendant un bout de chemin le trou allait tout droit comme un tunnel, puis tout à coup il plongeait perpendiculairement d’une façon si brusque qu’Alice se sentit tomber comme dans un puits d’une grande profondeur, avant même d’avoir pensé à se retenir.
Tombe, tombe, tombe ! « Cette chute n’en finira donc pas ! Peut-être que cette exclamation d’Alice devrait figurer sur le texte de présentation du livre de Thomas Pynchon…
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5 commentaires
Marie-Claire
Trop compliqué et confus pour ma petite tête. Ce n’est absolument as le genre de littérature que je choisirais.
burntoast4460
Je n’ai jamais réussi à persévérer dans la lecture de thomas Pynchon. ça viendra.
Benoit
Tu as eu du courage à lire ce livre. J’ai commencé et abandonné vers la 100e page, impossible de continuer. Le pavé est maintenant dans un sac avec des vieux bouquins prêts à être vendu pour rien à un bouquiniste.
Nathalie
C’est le genre de roman impossible à résumer en deux lignes. Tu en as fait une bonne description mais finalement je me contenterai de ça parce qu’il semble trop long et s’il faut que je saute sans cesse des pages puis revenir en arrière parce que je ne comprends pas, je ne vais pas apprécier la lecture.
Par contre j’aime toujours lire tes critiques :-)
Fred
C’est pas une critique de livre que tu nous fais, c’est une explication de texte! Avec plus de 500 pages à se taper, c’est pas surprenant. Je crois que je vais passer. Pynchon m’a déçu il y a plusieurs années, je ne le lis plus. Je retiendrai tout de même ta première phrase qui m’a fait rire.