Le chardonneret
La vie de certains auteurs ressemblent à leurs oeuvres de la même façon qu’on dit ses chiens qu’ils ressemblent à leurs maîtres.
Avec la romancière Donna Tartt, il y a une qualité légèrement irréelle à sa biographie, comme un conte de fées moderne. L’enfant livresque d’une petite ville du Mississippi devenue prodige littéraire, adoptée par les gourous du sud-éclairé Barry Hannah et Willie Morris dans sa première année à l’Université du Mississippi, qui va ensuite côtoyer les étoiles embryonnaires telles que Bret Easton Ellis et Jonathan Lethem. Enfin, à l’âge de 28 ans, le contrat fabuleux pour un premier roman, Le maître des illusions, qui est devenu à la fois un best-seller et un film cultes.
Il est impossible de parler de Tartt la femme sans invoquer un réseau fractal de références littéraires, les romans de Tartt sont denses d’allusions et d’hommages à des livres bien-aimés.
Dans les deux premiers, les personnages centraux sont saturés en, ainsi que égarés par, la lecture. Les classiques des étudiants du Maître des illusions, sous l’empire d’un tuteur charismatique et finalement insaisissable, décident de recréer un rite dionysiaque sur Les Bacchantes d’Euripide dans les bois de la Nouvelle-Angleterre. Leur réussite aura un coût fatal.
Si Le Petit Copain est beaucoup plus convaincant, techniquement accompli et plus sophistiqué que son premier, il a moins bien réussi à amener l’atmosphère cloîtrée et capiteuse que les dévots du premier roman ont adoré.
Le Chardonneret marque le retour de Tartt à un narrateur masculin à la première personne, un choix qui multiplie la qualité agréable de sa fiction. Ses personnages masculins sont délicats, ils ont des tempéraments mélancoliques, ils aiment les filles indisponibles et approchent celles qui le sont sans grand désir. Ils se fichent d’établir leur place dans la hiérarchie masculine habituelle. Ils sont plus androgynes que masculins, pas tellement convaincants, proche du fantasmatique, comme les héroïnes travesties de Shakespeare qui rendaient les hommes beaucoup plus captivants que les vrais.
L’histoire :
Theo Decker a 13 ans lorsque sa vie vole en éclats, dans un sens très littéral. Une explosion au Metropolitan Museum of New York qu’il visite avec sa mère angélique et dévouée. Elle meurt, il échappe avec des blessures mineures et une peinture inestimable de Carel Fabritius, datant de 1654 appelé « Le chardonneret ». Il a pris ce chef-d’œuvre, car un vieil homme mourant à côté de lui après l’explosion lui a dit de le faire. Cet homme a également donné à Theo une chevalière qui le conduit à la boutique d’un vieux restaurateur de meubles appelée Hobie – un endroit qui devient un refuge quand Theo tente de se réconcilier avec sa perte et faire face à son père alcoolique chronique, plein de violence et de fausses promesses.
Il tombe lui-même dans une spirale auto-destructrice. Oh, et il ne retourne pas le tableau aux autorités compétentes …
Tartt a pris une poignée des romans de Dickens, en a fait une poudre fine, puis soufflé les résultats sur son monde fictif : Dickens parfume jusqu’à imprégner Le Chardonneret.
Théo, le narrateur, est un personnage admirablement imparfait. Il est antipathique, égoïste et agit stupidement, mais Tartt lui donne un fort sentiment de décence et l’entoure de créations adorables. Tel Hobie, charmant personnage qui incarne une nouvelle figure paternelle :
Je ne me suis jamais senti seul en sa présence rayonnante : qu’un adulte qui n’était pas ma mère puisse être aussi compatissant et à l’écoute, aussi présent, ne cessait de m’étonner. Notre grande différence d’âge nous intimidait mutuellement ; il y avait un formalisme, une réserve générationnelle ; et pourtant nous en étions arrivés à partager dans la boutique une sorte de télépathie, si bien que je lui tendais le bon rabot ou la bonne gouge avant même qu’il me l’ait demandé.
Ou Boris et son accent russe, qui illumine une page comme Betsey Trotwood embellit David Copperfield ou Falstaff les Joyeuses Commères de Windsor. Boris est un voyou fantastique, fanfaron, malin, et généreux. Il est Artful Dodger quand Théo est Oliver Twist. Une drôle de force de la nature qui à quinze ans, descend la vodka comme un digestif et introduit Theo à un mode de vie décadent. Son motto est un insouciant « eh merde ! », et on l’aime presque autant que Théo l’aime.
Il était pâle et mince, pas très propre, avec des cheveux raides et ternes qui lui tombaient dans les yeux et la pâleur malsaine d’un fugueur, des mains calleuses et des ongles en deuil rongés jusqu’à l’os […] c’étaient les mêmes habits déchirés et les mêmes bras blancs et maigres, les mêmes bracelets en cuir noir emmêlés autour des poignets. Leur complexité à de multiples niveaux était un signe que je ne savais pas déchiffrer, bien que le sens général soit assez clair : On n’est pas de la même tribu, oublie-moi, je suis bien trop cool pour toi, n’essaie même pas de me parler. Telle fut ma première impression erronée du seul ami que je me sois fait à Vegas, et – ainsi que cela devait se vérifier par la suite – de l’un des grands amis de ma vie.
Bien sûr les passages se déroulant à New York nous rappellent Salinger, mais comme un clin d’œil plutôt qu’une citation pure et simple. La capacité de Tartt à rassembler le New York de Holden Caulfield (L’Attrape-coeur) et Holly Golightly (Breakfast at Tiffany’s) est intimement liée à son don pour conjurer le New York qui est réellement là, en ce moment.
Toujours est-il que lorsque je suis arrivée à New York pour la première fois j’ai trouvé que ce quartier évoquait tout à la fois Edith Wharton, le Salinger de Franny et Zooey et Diamants sur canapé.
— Franny et Zooey, c’est dans le West Side.
— Certes, mais j’étais trop bête pour le savoir. Tout ce que je peux en dire, c’est que c’était plutôt différent du Lower East et de ses SDF qui allumaient des feux dans les poubelles. Ici, les week-ends, c’était magique : flâner dans le musée, trottiner seule dans Central Park…
Tartt a bien entendu donné des références encore plus explicites, récompenses cérébrales qui posent des questions fascinantes sur la faillibilité et la culpabilité humaine. Vol de Nuit de Saint-Exupéry a beaucoup à dire sur la façon dont nous apprécions l’art – à la fois financièrement et en tant que mesure de la réalisation de l’âme humaine.
La beauté modifie le grain de la réalité. Je continue aussi de penser à la sagesse plus conventionnelle : à savoir que la poursuite de la beauté pure est un piège, une voie rapide menant à l’amertume et au chagrin, parce que la beauté doit être associée à quelque chose de plus profond.
Mais quelle est donc cette chose ? Pourquoi suis-je ainsi ? Pourquoi me soucier de tout le superflu et être incapable de gérer le nécessaire ? Ou, pour le dire autrement : comment puis-je voir aussi clairement que tout ce que j’aime ou dont je me soucie n’est qu’illusion, et cependant, à mes yeux en tout cas, que tout ce qui vaut la peine d’être vécu se résume à ce charme-là ?
Profonde douleur, que je commence tout juste à comprendre : nous ne choisissons pas notre cœur. Nous ne pouvons pas nous forcer à vouloir ce qui est bon pour nous ou ce qui est bon pour les autres. Nous ne choisissons pas qui nous sommes.
Les personnages secondaires occupent fermement leur place, comme Xandra, un temps compagne du père ou les Barbour – famille bourgeoise de son copain Andy – qui l’accueillera un moment, avec un père bipolaire, un frère aîné bourreau cruel du plus jeune, et la fille Kitsey qui sera un temps sa fiancée. Puis il y a Pippa – la nièce du vieil homme qui lui a donné la bague – et dont il est tombé amoureux le jour même de l’explosion.
Mes espoirs d’une relation avec elle étaient totalement irréalistes, tandis que ma douleur permanente et ma frustration constituaient une réalité on ne peut plus horrible. C’était une obsession dénuée de fondement, sans espoir et à sens unique, devais-je ainsi gâcher le restant de ma vie ?
Ç’avait été une décision consciente de m’en libérer. Cela m’avait pris toute mon énergie, comme un animal qui se ronge un membre pour échapper à un piège. Et j’y étais parvenu ; là-bas, de l’autre côté, il y avait Kitsey, qui me regardait avec ses yeux gris souris amusés.
Une marque de la prose de Tartt est son goût du détail, de ses passages évocateurs comme cette description d’un tableau de Rembrandt par la mère de Théo :
… le corps n’est pas peint de manière naturaliste du tout, si tu observes bien. Il s’en dégage une incandescence bizarre, tu la vois ? On dirait presque l’autopsie d’un alien. Regarde comme il illumine les visages des hommes penchés sur lui. Comme s’il générait sa propre lumière ? Rembrandt lui donne cette qualité radioactive parce qu’il veut attirer notre œil vers ça – que cela nous saute aux yeux. Et ici (elle pointa la main écorchée) tu vois comme il attire l’attention dessus en la peignant si grande, complètement disproportionnée par rapport au reste du corps ? Il l’a même retournée, et du coup le pouce est du mauvais côté, tu le vois ? Eh bien, il n’a pas fait cela par hasard. La peau sur la main est enlevée – on le remarque tout de suite, il y a quelque chose qui ne colle pas – mais en retournant le pouce il rend l’image encore plus étrange ; de manière subliminale, et même si nous n’arrivons pas à cerner pourquoi, nous enregistrons que quelque chose est de travers, faussé. C’est très astucieux.
Oui, c’est très astucieux. Et talentueux.
Théo devra dissimuler le tableau, se cacher, frauder et continuer à mentir, alors que le FBI enquête sur sa disparition et que des individus cherchent à s’emparer de la toile de maître. Ce tableau que Théo n’a plus besoin de regarder ; il lui suffit de le soupeser, de sentir le poids de cette merveille cachée sous des couches de papier, de scotch, emmitouflée sous une taie d’oreiller.
Alors que Theo s’accroche à son trésor dérobé comme l’oiseau reste accroché à sa chaîne, le roman bascule dans un autre genre, pas exactement un thriller, mais presque. Il contient suffisamment de suspense pour justifier sa longueur, avec la présence de mafieux, de personnages louches et sans vergogne, de violence et de retournements de situation.
Enfin, le chardonneret renvoie à un des thèmes préférés de Donna Tartt, l’amitié, mince et terne mot que nous utilisons pour une des grande bénédictions de la vie. C’est cette amitié, le dévouement de quelqu’un à l’art et à ses idéaux, qui sauve le chef-d’œuvre de Fabritius, tout comme l’amitié offerte gratuitement, sauve l’orphelin Théo. Un cadeau étrange, cet amour ressenti pour des personnes connectées ni par le sang ni l’accouplement. C’est tellement improbable. Cela n’a aucun sens. Rien ne pourrait être plus fantastique, ou plus réel.
Et c’est ce fil arbitraire et invraisemblable, fabriqué à partir de rien, qui nous mène jusqu’au bout de l’histoire.
Parce que cette histoire possède une fin, une vraie fin, une fin appropriée comme un solde de tout compte, une closure.
Tout ce qui peut nous apprendre à nous parler à nous-mêmes est important : tout ce qui peut nous apprendre à sortir du désespoir en chantant. Mais le tableau m’a aussi appris que le dialogue se poursuit par-delà le temps.
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3 commentaires
Fred
Oui je l’ai lu et tu en as fait une bonne explication. C’est un livre avec quelques longueurs mais Tartt sait installer une atmopshère, une histoire et un suspense. Elle est très douée.
burntoast4460
Excellent compte-rendu. Je n’ai pas trop lu les passages du livre, car je l’ai en attente de lecture. J’ai plus aimé « Le petit copain » en effet plus achevé que « Le Maître des illusions ». A part son beau visage lisse, Donna Tartt ne laisse rien deviner d’elle-même, et je me demandais quelle fut sa vie quotidienne entre ses deux premiers romans. La seule écriture ? On a du mal à y croire.
murielle
Merci. Oui je pense qu’il y a une part de secret chez cette femme.