La mémoire et des livres
J’ai toujours été fascinée par la mémoire humaine – sa capacité, son acuité, ses liens avec les émotions et nos sens fondamentaux. D’une manière ou d’une autre, le magma dans mon crâne parvient à se souvenir d’images, de lieux, de scènes, de fous-rires et des paroles de presque toutes les chansons de Wham! Les parfums aussi…
Mais ne me demandez pas de vous citer une seule phrase culte de mes films préférés ou un poème de Prévert. J’en suis incapable.
Malgré l’étendue et la profondeur remarquables de la mémoire, je sais qu’elle est aussi faillible. Fragile. Voire même manipulable. La recherche cognitive a prouvé, par exemple, que la mémoire des témoins oculaires est beaucoup moins sûre et moins précise que nous le croyons instinctivement.
Donc si nous ne pouvons pas croire nos propres souvenirs, comment pouvons-nous nous faire confiance ? Puis la mémoire est également réversible. Ce que nous avons oublié est souvent aussi révélateur que ce dont nous nous souvenons.
La mémoire est le seul moyen de retrouver le passé, de le revisiter même si cela sera brouillé par les sentiments. C’est tout autant un stockage mécanique de souvenirs qu’un process subjectif.
Je comptais écrire un article sur les concerts qui m’avaient marqués. Et autant je me souviens parfaitement des concert eux-mêmes, les groupes, la musique, la ville, les salles, l’atmosphère, etc. Autant je ne me souviens pas de qui était avec moi. C’est très flou.
Tant pis. Je ne vais pas chercher dans mes souvenirs brouillés. Et je vais plutôt parler de ces auteurs qui ont parlé de mémoire, ont raconté des souvenirs ou les ont mis en scène.
Dans À la Recherche du temps perdu, Proust oppose les deux types de mémoire : la mémoire volontaire, visuelle, souvent sollicitée mais incapable de restituer la consistance du monde perdu de l’enfance ; et la mémoire involontaire, éveillée par des sensations organiques – olfactives, gustatives, tactiles ou auditives – qui permettent de ressusciter subitement, et spontanément, tout un univers disparu.
Patrick Modiano aussi est le romancier de la mémoire et des souvenirs. Dans un entretien, à la traditionnelle question: « N’avez vous pas l’impression de faire chaque fois le même livre? » il répond:
« Tout à fait ! Les choses se répètent, les mêmes noms reviennent. Ce ne sont pas vraiment d’ailleurs des répétitions, mais des ébauches sur lesquelles je reviendrais sans cesse. Une surimpression… C’est un peu comme si j’écrivais le même livre, mais par à-coups: l’époque n’est plus aux cathédrales, mais à l’effort discontinu. »
Dans le café de la jeunesse perdue
« Il m’avait laissé le cahier, comme s’il voulait que je reprenne sa recherche. Mais il est trop tard, aujourd’hui. Et puis si toute cette période est parfois vivace dans mon souvenir, c’est à cause des questions restées sans réponse.
Aux heures creuses de la journée, au retour du bureau, et souvent dans la solitude des dimanches soir, un détail me revient. De toute mon attention, j’essaye d’en rassembler d’autres et de les noter à la fin du cahier de Bowing sur les pages qui sont demeurées blanches. Moi aussi, je pars à la recherche des points fixes. Il s’agit d’un passe-temps, comme d’autres font des mots croisés ou des réussites. Les noms et les dates du cahier de Bowing m’aident beaucoup, ils évoquent de temps en temps un fait précis, un après-midi de pluie ou de soleil. J’ai toujours été très sensible aux saisons. »
Marguerite Duras aussi avait le don de revisiter ses souvenirs, les transformer, les embellir ou les détruire. C’est très fort dans le film Hiroshima mon amour, d’Alain Resnais, dont elle a écrit le scénario.
De passage à Hiroshima où elle doit participer à un film sur la paix, une jeune comédienne française va partager un amour passionné, mais bref, avec un Japonais. Au fil de cette relation, les souvenirs d’un autre amour l’assaillent : à Nevers, pendant la guerre, elle aima un jeune Allemand.
« Comme toi, moi aussi, j’ai essayé de lutter de toutes mes forces contre l’oubli. Comme toi, j’ai oublié. Comme toi, j’ai désiré avoir une inconsolable mémoire, une mémoire d’ombres et de pierre. »
The sense of an ending, le roman acclamé de Julian Barnes, s’attaque à la façon dont les souvenirs dictent notre perception de notre place dans le monde et à ce qui se passe lorsque nous avons oublié quelque chose d’intrinsèque.
Combien de fois racontons-nous notre propre histoire?
Combien de fois ajustons-nous, embellissons-nous, coupons-nous en douce ici ou là ? Et plus on avance en âge, plus rares sont ceux qui peuvent contester notre version, nous rappeler que cette vie n’est pas notre vie, mais l’histoire que nous avons racontée au sujet de notre vie. Racontée aux autres, mais — surtout — à nous même.
Dans les moments très douloureux, quand les souvenirs font souffrir, je pense à un de mes films favoris Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry, écrit par Charlie Kaufman. Et de vouloir que cette mémoire là soit effacée. De fantasmer sur ma mémoire comme un disque dur dont on choisirait les fichiers à sauvegarder et ceux à supprimer. Libérer de l’espace pour d’autres moments, d’autres choix, d’autres joies.
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