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La terre qui les sépare

L’infâme prison d’Abou Salim à Tripoli, centre névralgique du goulag de Kadhafi, plane menaçante dans le roman d’Hisham Matar, La terre qui les sépare. Ceux qui ont quitté les couloirs ensanglantés, juste après chute du régime en 2011, n’oublieront pas l’expérience. Chaque cellule étant le lieu macabre du désespoir et de la survie.

L’histoireEn 1990, Hisham Matar a dix-neuf ans lorsque son père, Jaballa Matar, disparaît. Celui-ci, après avoir trouvé refuge en Égypte avec ses proches, est enlevé et emprisonné en Libye pour s’être opposé dès le début au régime de Kadhafi. La famille reçoit quelques lettres, envoyées secrètement, jusqu’à ce que toute correspondance cesse brusquement. Vingt et un ans plus tard, lors de la chute de Kadhafi, en 2011, le peuple prend les prisons d’assaut et libère les détenus. Mais Jaballa Matar est introuvable. A-t-il été exécuté lors du massacre d’Abou Salim qui a fait 1 270 victimes en 1996? La détention l’a-t-elle à ce point affaibli qu’il erre quelque part, libre mais privé de souvenirs et d’identité?
Hisham Matar va mener l’enquête pendant des années, contactant des ONG et des ambassades, relatant l’histoire de cette disparition dans la presse internationale, se rendant à la Chambre des lords en Angleterre, son pays d’adoption, s’adressant aux personnalités les plus inattendues, de Mandela au fils de Kadhafi.

 

La prison ne fait pas partie des lieux de pélerinage d’Hisham Matar en Libye en 2012, après un exil de 33 ans. Depuis que Jaballa, son père dissident, a été emmené de l’appartement de la famille au Caire par les services de renseignements égyptiens dans les années 1990 et remis au régime de Kadhafi, Matar, sa mère et son frère ont vécu dans l’ignorance.

Lorsque Kadhafi enleva mon père, il m’enferma dans un espace pas beaucoup plus grand que la cellule dans laquelle il l’avait jeté. J’allais et venais dans cet espace, mû par la colère d’un côté, puis par la haine de l’autre, jusqu’à ce que je sente mes entrailles se rassembler et se durcir.

Dans les années 1990, la famille a reçu quelques lettres du chef de famille.

Père nous avertissait dans sa première lettre , que nous reçûmes en 1993, que personne ne devait être mis au courant de cette correspondance.(…)
Plus d’une fois, Ziad et moi dûmes demander à notre mère de nous aider à déchiffrer un mot. Personne ne connaît mieux qu’elle l’écriture de Père.
Notre regard était si tendu que nous parvenions à peine à voir. Comme des silhouettes se déplaçant dans le brouillard. Et chacun de nous redoutait de perdre les autres. Mais le chagrin divise; il nous menait individuellement dans un territoire d’ombres intimes, où le tourment devient incommunicable, si affreusement exclu du langage.

L’enlèvement de leur père génère la rage mais aussi beaucoup de douleur plus calme et impuissante, accompagnée de méditations douloureuses sur la perte et la souffrance.

La terre qui les sépare est écrit avec art, la prose est trompeusement clairsemée et simple. Non seulement c’est une lecture facile et de plaisir mais qui parvient aussi à être puissamment durable. On soupçonne, ou du moins on espère, que ce roman, à la fois sombre, rédempteur, anéantissant et édifiant, a une fonction réparatrice pour son auteur.

L’histoire fait des bonds dans le temps, on saute régulièrement entre l’enfance et la vie adulte, guidé par la visite monumentale du retour à un endroit qui est à la fois familier et étranger. Mais un lieu rempli de tristesse reste vivant dans les moments de beauté.
C’est ainsi qu’étudiant en architecture, Matar admire le « cocktail d’influences » de Benghazi – arabe, ottoman, italien, européen moderniste – qui convient à cette ville « détendue, éclectique et rebelle« . Mais tout cela n’est rien comparé à la merveille de la lumière, si forte que l’on peut presque en sentir le poids.

Même blessé, Matar poursuit sa quête, autonome et indépendant, il se méfie des étrangers et de la sympathie indésirable. Le mantra qui le soutient, tiré d’une des nouvelles de son père qui lui est inopinément révélée lors d’une lecture publique à Benghazi, est distillé en trois mots : « travailler et survivre« .

Son intelligence coupe et manœuvre comme un couteau à travers la bureaucratie britannique et le régime libyen. Il évoque une rencontre avec David Miliband (à l’époque secrétaire d’État des Affaires étrangères et du Commonwealth) pour discuter de la pression à exercer sur Kadhafi pour qu’il révèle le sort de son père. Matar se demande si Miliband fait la démonstration chaleureuse d’un compatriote britannique. « Ou peut-être était-ce le pragmatisme impatient, politique et intimidant du pouvoir« .

Il donne un portrait convaincant de Saif al Islam Kadhafi, le Mini-Me des dernières années du régime, qu’il rencontre à Londres avec l’entourage obligatoire de voyous et flatteurs. Qaddafi Jr – supposé languir depuis dans une prison de Zenten – sans le doigt qu’il a utilisé pour balancer les libyens à la télévision pendant la révolution, parvient à faire libérer les oncles et cousins ​​de Matar après 21 ans derrière les barreaux, mais aucune nouvelle de Jaballa.
Ici, pas de réponses, juste des suppositions et des questions.

Même aujourd’hui, être libyen c’est vivre avec des questions.

Jaballa Matar a probablement été tué par le régime le 29 juin 1996. Le même jour, à Londres, Matar avait abandonné, après de nombreuses années, son habitude quotidienne de regarder Vénus à son miroir de Velázquez à la National Gallery et, alors que les mitrailleuses déchiraient le silence à Tripoli, il s’était attaché à La destruction de Maximilien de Manet.

 

La séparation des pères et des fils mène les hommes à sombrer ou survivre. Et un écrivain cherche des parallèles littéraires pour donner un sens à une situation douloureuse, alors il invoque les personnages de Télémaque et Hamlet, et quelques auteurs comme Conrad, Pasternak ou Mahfouz apparaissent ici et là.

Je souhaiterais être le fils de quelque homme heureux
qui dût vieillir sur ses domaines-
au lieu de cela, sa mort demeure à jamais inconnue…

Et, pour la première fois, ces mots familiers, qui furent mes compagnons fidèles durant ces nombreuses années, changèrent de sens et s’étendirent. A présent ils concernaient aussi bien Ulysse que Télémaque ; aussi bien le père que le fils; ils exprimaient autant le voeu du fils d’avoir un père qui pût passer le restant de ses jours dans le confort et la dignité de sa propre maison, que le désir d’un fils de pouvoir enfin laisser son père derrière lui, dans sa maison, pour aller de l’avant et s’aventurer dans le monde. Tant qu’Ulysse est absent, Télémaque ne peut quitter le foyer.

Pourtant, de la cruauté du régime de Kadhafi et de la douleur lacérante qu’elle a produite, Matar a façonné un cadeau magnifique et durable. C’est un hommage émouvant à un père disparu.

Les morts vivent parmi nous. Le chagrin n’est pas une énigme policière, pas plus qu’un mystère à résoudre, mais une entreprise active et vibrante. C’est un travail ardu et sincère. Il peut nous briser les reins. Il fait partie de notre initiation à la mort et — je ne sais pas pourquoi, je n’ai aucun moyen de le justifier — il constitue une part optimiste du processus. Ce qui est extraordinaire est que, malgré tout ce qui est arrivé, le cours naturel que suit le coeur demeure dirigé vers la lumière. C’est dans cette direction que l’on rencontre le moins de résistance. Je n’ai jamais compris cela. Pas intellectuellement, en tout cas.

 

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