Dire merde, une réflexion sur les éléments de langage
Et bien voilà. Ironie ou pas, quelques temps après cet article sur mon travail, une nouvelle m’est arrivée par le biais d’une audioconférence, confinement et télétravail oblige. Un discours non opposable avec tous les éléments de langage nécessaires pour présenter les choses de manière équivoque.
Mon équipe SEO n’existerait plus d’ici le mois de septembre. Avec pour m’expliquer la chose un powerpoint de 3 pages avec beaucoup de listes à puces. Je retrouvais dans ces listes beaucoup de points que j’avais moi même expliqués différemment à la direction générale par mail en décembre dernier.
Surprise ? Non. Juste soulagée. Enfin une décision avait été prise, sans me consulter certes, mais ça c’est normal, une habitude bien ancrée de la direction de ne pas consulter la base. Mais enfin on achevait l’animal à l’agonie : manque de moyens techniques, manque de formation, experts qui n’en étaient pas, manque de connaissances, manque de motivation, manque de compréhension, manque de tout.
Mes collègues managers sont plus choqués que moi. « Comment tu le vis ? Ça va ? Tu t’y attendais ? » Bien, oui et oui. Je ne le vis pas comme un échec.
Quid de mon futur ? Aucune idée. La direction m’a assuré que j’avais ma place dans l’entreprise sans même que je pose la question. Franchement, je pense que je vais rester, mais où, pour quoi faire ? « Que tes pensées, ô Direction, me semblent impénétrables ! » Quant aux membres de l’équipe, cela ne dépend pas de moi.
J’ai tenté d’écrire sur mon équipe, sur ceux que j’apprécie, sur ceux pour lesquels je n’ai plus d’estime, sur ma façon de travailler, ma vision du management mais j’ai tout effacé. Tout paraissait superficiel, des mots plein de sens qui le perdaient sur l’écran : confiance, communication, esprit d’équipe, valeurs… Des mots que le management utilise et qui, vidés de leur substantifique moelle, ne valent plus la peine.
Parce que l’entreprise (et c’est valable dans tous les domaines) s’est approprié la rhétorique classique. Elle utilise les euphémismes (« elle nous a quittés » à la place de « on l’a licenciée »), oxymores (on parle « d’activité partielle » pour éviter le terme de « chômage ») et pléonasmes (on répète ce qui a déjà été énoncé, « nos prévisions s’avèrent vraies »).
Idéalement, je dirais « merde ». Juste une fois pouvoir dire merde à une direction qui le dit elle sans cesse, par son manque de considération, d’écoute ou respect pour ses collaborateurs. Déjà collaborateur : quel bel élément de langage. Quand on sait que le collaborateur collabore en la fermant parce que son poste est en jeu s’il ose suggérer quelque chose hors de la pensée unique. Tout comme le superbe mot de repositionnement que l’on ma demandé d’utiliser pour dire à mon équipe sa fin proche. Repositionnement, un mot positif, de mouvement mais suffisamment vague, qui implique de nombreux changements, y compris la suppression d’emplois.
Car oui, après me l’avoir annoncé, on m’a demandé de l’annoncer moi-même à mon équipe. Evidemment, la directrice participerait au call pour me « soutenir »/surveiller mes propos vu que je suis connue pour être anti langue de bois. Avec brio, à peine avais-je dit bonjour à tout le monde, que cette même directrice me coupa la parole et la prit non stop. Il faut avouer que j’avais laissé un long silence planer, une envie de créer un malaise sans doute. La nature a horreur du silence.
Quand le message fut délivré, avant de raccrocher, je leur ai demandé de prendre le temps de digérer et de me contacter par mail/messenger ou autre, plus tard, dans quelques jours, pour poser des questions, discuter individuellement, etc. Et plus d’une semaine après, seules deux collègues m’avaient contactée, se remettant en cause professionnellement, personnellement, voulant discuter des conséquences, râler aussi un peu et avec raison des décisions prises. Les autres ? Ils n’avaient pas compris…
Il a fallu que je décrypte le discours et leur dise plus simplement que leur futur était sur la balance, que leur poste allait être supprimé et que par repositionnement la direction entendait un possible changement de service, de métier ou de licenciement. Ou comment la « novlangue » atténue la mauvaise nouvelle face à celui qui ne maîtrise pas les codes. Mais si ma volonté de transparence était sincère, j’ai compris qu’elle pouvait être également anxiogène. Pour certains rester dans le doute et le flou permet de survivre quand pour moi cela m’empêche.
En temps de crise, la langue de bois joue un rôle majeur de réassurance. Par ses expressions détournées, vides, imprécises, elle amortit le choc du réel. Mais cynique et imparable, indiscutable, elle piège aussi.
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