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Le fils

Il y a des « auteurs-studio » comme il y a des acteurs-studio. Philipp Meyer en fait partie. Il a passé plus de cinq ans pour écrire Le Fils dont plusieurs mois passés dans les plaines du Far West à chasser le bison, apprendre à tirer à l’arc, tanner les peaux de bêtes et boire du sang d’animal. Philipp Meyer comme le David Crockett de la littérature.

Il raconte plus qu’une histoire : c’est une épopée américaine sur deux siècles qui commence avant la guerre de Sécession, qui a cessé c’est sûr, et se termine en 2012.

LE_FILS_jaqu_Mise en page 1L’histoire :
Vaste fresque de l’Amérique de 1850 à nos jours, Le Fils de Philipp Meyer, finaliste du prestigieux prix Pulitzer 2014, est porté par trois personnages, trois générations d’une famille texane, les McCullough, dont les voix successives tissent la trame de ce roman exceptionnel. Eli, enlevé par les Comanches à l’âge de onze ans, va passer parmi eux trois années qui marqueront sa vie. Revenu parmi les Blancs, il prend part à la conquête de l’Ouest avant de s’engager dans la guerre de Sécession et de bâtir un empire, devenant, sous le nom de «Colonel», un personnage de légende.

À la fois écrasé par son père et révolté par l’ambition dévastatrice de ce tyran autoritaire et cynique, son fils Peter profitera de la révolution mexicaine pour faire un choix qui bouleversera son destin et celui des siens.

Ambitieuse et sans scrupules, Jeanne-Anne, petite-fille de Peter, se retrouvera à la tête d’une des plus grosses fortunes du pays, prête à parachever l’œuvre de son arrière-grand-père.
Il est difficile de résumer un tel livre. Porté par un souffle hors du commun, Le Fils est à la fois une réflexion sur la condition humaine et le sens de l’Histoire, et une exploration fascinante de la part d’ombre du rêve américain.

Si l’éditeur dit qu’il est difficile de résumer le roman, je ne me vois pas le faire. Quoique, j’aime bien les défis. Avant tout, je veux souligner le travail documentaire phénoménal fourni par l’auteur et son équipe. C’est admirable. Petit aparté : si l’Histoire Américaine vous intéresse ou si simplement vous êtes un internaute curieux et avide de savoir, allez faire un tour sur The Library of Congress.

L’histoire alterne donc avec les trois voix pour trois récits :

-celui d’Eli McCullough, centenaire en 1936, installé sur les terres de chasse indienne.
-celui de son fils, Peter, qui a participé à la révolution mexicaine de 1915.
-et celui de la petite-fille de Peter, Jeanne-Anne, 86 ans en 2012, riche et célèbre grâce au pétrole.

Dans les premières pages, Eli McCullough décrit le Texas qu’il connaissait, avant que sa période glorieuse ait été bafouée :

«Les arbres ne connaissaient pas le son de la hache et la terre était luisante et grasse, comme la faune qui y vivait. De l’herbe à hauteur de poitrine, un épais terreau noir dans les vallons, des fleurs à foison sur le flanc des collines, même les plus escarpées. Ce n’était pas l’endroit sec et rocailleux qu’on connaît aujourd’hui […]  le pays était alors aussi riche de vie qu’il est pourri de gens aujourd’hui. Le seul problème, c’était de garder son scalp.»

 

Fils de colons pionniers installé au Texas, Eli a été enlevé par des guerriers Comanches, avec qui il a vécu pendant quelques années avant de revenir au monde blanc, d’avoir un cheptel bovin et de bâtir un empire pétrolier grâce aux méthodes habituelles d’accaparement des terres par les armes. L’ascension et la chute de cet empire, et les coûts moraux et psychologiques que sa maintenance impose aux cinq générations ultérieures est le sujet du livre.

Un travail de puissance et de contrastes, de récit extraordinaire, où la destruction semble inévitable et le plaisir de la victoire n’apporte que d’éphémère plaisirs, doux-amers au mieux… Comme le dit Eli à son fils, Peter, un honnête homme aux prises avec la morale du pouvoir :

«Je n’ai pas besoin de te dire à quoi ressemblait cette terre, a-t-il dit. Et tu n’as pas besoin de me dire que c’est moi qui l’ai saccagée. C’est vrai, de mes propres mains, et à jamais. Tu es assez vieux pour te souvenir de l’époque où, d’ici au Canada, l’herbe était haute à gratter les couilles d’un brabant et, oui, peut-être que dans mille ans ça redeviendra ce que c’était, même si j’en doute. Mais c’est toute l’histoire de l’humanité. De la terre au sable, du fertile au stérile, des fruits aux épines. On ne sait faire que ça.»

Même avec notre perspective historique limitée, nous sommes tous conscients, comme l’exergue tirée d’Edward Gibbon l’affirme que:

«[L]es vicissitudes de la Fortune, qui n’épargnent ni l’homme ni son plus bel ouvrage (…), ensevelissent villes et empires dans une même tombe.»

Alors nous récupérons ce que nous pouvons et nous nous y accrochons tout en ayant jouant avec la concurrence.

À regarder le pétrole couler, je me suis dit qu’il n’y aurait bientôt plus rien pour tempérer l’arrogance humaine. Rien que nous n’aurions maîtrisé. Sinon, bien sûr, nous-mêmes.

Dans un tel climat, Peter ne peut pas commander le respect de ses «vaqueros» ou ses voisins ; même s’il les traite bien, ils préfèrent son père impitoyable et magistral. Peter succombera rapidement à l’idée que toute tentative visant à changer le statu quo impérial est impossible :

«Je ne peux pas m’empêcher d’avoir de l’empathie pour les Mexicains. Leurs voisins blancs les considèrent à peu près comme des coyotes qui seraient nés sous forme humaine, et c’est en coyotes qu’on les traite encore quand ils meurent. Mon réflexe est de les soutenir, et pour ça, ils me méprisent. Je me reconnais en eux ; ils se sentent insultés. Peut-être qu’on ne peut pas respecter un homme qui possède ce qu’on n’a pas. Sauf si on l’estime capable de nous tuer. Ils ont une préférence innée pour l’autorité musclée : les vieux rapports du type patrón / peón leur conviennent et toute tentative de faire bouger la ligne de démarcation leur semble manquer de dignité, ou suspecte, ou faible.»
Les McCulloughs, ayant grandi riches et puissants, sont inévitablement enfermés dans un système de violence et d’expropriation, dans lequel toute idée de justice ou de miséricorde devient intenable. Comme Peter le remarque avec ironie: «Les gens ont toujours un faible pour le perdant. Jusqu’à ce qu’il s’agisse de prendre sa défense.»

L’obtention du pouvoir qui isole cinq générations de McCulloughs dans une prison virtuelle de lâcheté morale et d’auto-préservation impitoyable est doublement ironique, quand on sait que, pendant son temps avec le Comanche Toshaway, père de substitution d’Eli, il avait promis de faire son devoir de vrai guerrier.

«J’estimais devoir fidélité, dans l’ordre, à tous les autres Rangers, puis à moi-même. Toshaway avait raison, il fallait aimer les autres plus que soi, sinon c’était la destruction assurée, qu’elle vienne de l’intérieur ou de l’extérieur. On pouvait bien massacrer et piller : du moment que c’était pour ceux qu’on aimait, c’était sans importance.»

Pourtant, bien qu’il ait réussi depuis quelques années à devenir «la plupart du temps le même» que sa tribu adoptive, Eli ne parvient pas à respecter l’éthique que Toshaway avait essayé de lui inculquer – ses actions ultérieures contre quiconque se mettant en travers de son ambition le montreront.

 

Puis il y a Jeanne-Anne, qui tombe sur le sol de sa maison avec personne pour la sauver et qui va mourir.

«Son esprit était parfaitement alerte, mais pour le reste c’était comme si on l’avait débranchée, et elle était à peu près sûre qu’elle devait à quelqu’un d’être dans cet état. Certes, elle avait quatre-vingt-six ans, mais si elle répétait à l’envi avoir hâte de passer sur l’autre rive, ça n’était pas tout à fait vrai.»

D’elle on connaîtra surtout l’enfance et sa solitude de femme riche, égoïste et antipathique. Une femme qui donne des millions aux musées et rien aux vivants.

«Ça devait se passer comme ça, c’était écrit ; même enfant, elle avait été seule. La ville entière appartenait à sa famille. Elle trouvait les gens absurdes. Les hommes, avec qui elle avait des tas d’affinités, ne voulaient pas d’elle. Les femmes, avec qui elle n’en avait aucune, souriaient trop grand, riaient trop fort, et lui faisaient surtout penser à de petits chiens aux vies noyées dans la décoration d’intérieur et l’observation des tenues d’autrui. Il n’y avait jamais eu de place pour quelqu’un comme elle.»

On rencontrera également brièvement Ulises Garcia…

La conclusion, douloureuse, reviendra à Peter, qui aura tenté toute sa vie de faire le bien.

« Je me raccroche à l’idée qu’un jour nous ne serons plus que des noms gravés sur la pierre. Des tâches de sang ferrugineuses, le noir de notre carbone, une argile qui durcit.»

La puissance de ce roman remarquable et magnifiquement construit est de se rappeler dans sa dissection minutieuse de la puissance impériale, notre potentiel inné pour le courage moral et la camaraderie. Un roman qui se range auprès de la Trilogie des confins de Cormac McCarthy.

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